L’endroit du rendez-vous était isolé, aussi Shane aurait-elle pu venir, elle n’aurait absolument pas été gênée par le bruit. Cependant, ce fut bien la blonde du tandem infernal qui se présenta seule devant, ou plutôt derrière Nemo Nobody. Les raisons de ce choix étaient assez obscures et, si la brune avait avancé quelques arguments contenant dans le désordre, dissociés ou ensemble les mots « poinçonner », « culbuter » et autres joyeusetés du même ordre (je laisse à votre imagination fertile le soin de compléter cette liste non-exhaustive), la réalité était évidemment un peu plus complexe. Tout ne tournait pas autour du sexe, n’en déplaise à la fleur la plus délicate de Phi. L’entrevue qu’elle avait eue avec le Russe lui avait laissé un souvenir impérissable. Que ce soit à cause du début, où il n’avait eu de cesse de la surprendre et d’essayer de la mettre mal à l’aise, que du milieu, où elle avait dominé la mêlée et où ils s’étaient même pris à parler sens de la vie, que de la fin, où elle avait du vider les lieux plutôt rapidement avant de transformer le strip club en une scène de boucherie digne des plus grands films d’horreur. Alors peut-être était-ce parce que cette fois elle ne voulait pas se laisser déstabiliser. Ou peut-être parce qu’elle pensait avoir trouvé un égal, un de leurs semblables, ces êtres qui échappaient à tous et étaient en marge de l’humanité à laquelle il n’appartenaient définitivement pas. Ou peut-être parce qu’elle voulait lui faire face de nouveau et voir si oui ou non il avait compris quel était son talon d’Achille. Cela n’avait pas été brillant, une pirouette et une sortie des plus rapides en promettant des nouvelles, mais qu’y pouvait-elle ? Elle était restée maîtresse d’elle-même de façon relativement impressionnante, comme à chaque fois qu’elle était devant un client et que Shane rattrapait le coup. Mais là, elle voulait avancer sans filet. Se mesurer à l’animal Nobody sans faillir. Parce que Lullaby n’avait pas peur. Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Moulée dans son jean gris, le col de sa veste en cuir remontée sous son menton, il n’y avait guère que ses yeux de glace qui dépassaient et attestaient du fait qu’elle était en vie. Elle ne l’avait pas rejoint tout de suite et s’était posée pour l’observer quelques instants. Que dire de ce rendez-vous qu’il lui avait fixé ? « Fireheart Inc. ». C’était un choix plutôt grotesque, sans doute moins que celui de la boîte dans laquelle elle l’avait retrouvé la première fois. Le temps que cette fois il ne se mettait pas à genoux pour lui faire une déclaration d’amour, elle n’avait rien à y redire. Elle se demandait s’il allait encore tenter de la déstabiliser. Elle était prête à pas mal d’éventualités, s’étant préparée depuis la dernière fois. L’iceberg qu’elle était ne risquait pas de fondre, ni au moins de se fendiller pour quelques tocades de cet homme. Elle ne parvenait toujours pas à déterminer s’il avait joué à l’humain ou s’il l’était réellement et ce questionnement lui déplaisait assez. Si Shane recherchait la compagnie humaine, Lullaby ne l’aimait pas. Elle ne lui rappelait que trop son état, sa différence et éveillait en elle ce qu’elle avait identifié comme de l’envie, de la jalousie. Et elle détestait cette sensation. Il ne semblait cependant pas dans l’état d’esprit de la fois d’avant, tout à ses pensées. Mais, même s’il n’était pas en train de jouer les humains en chaleur, il n’empêchait qu’il semblait être perdu dans les méandres d’états d’âme quelconques. Comment le savait-elle ? La demoiselle ne lâchait pas son appareil photo et savait très bien capter les émotions au travers de son objectif, à défaut de pouvoir les ressentir. Et elle aurait donné son foie pour remplacer celui qu’il leur avait dérobé pour parier qu’il ressentait. Cachant sans peine son dégoût, elle finit par bouger et il se tourna vers elle. Il semblait noter sa présence à l’instant, ce qui lui donnait un avantage : il ne savait pas qu’elle l’avait observé. Elle s’avança jusqu’à lui et posé une main sur le muret sur lequel il était assis, contemplant le spectacle du bas, grouillant de vie, d’activité. Les humains … Je savais que vous accepteriez.

Elle ne jugea pas utile de démentir ou de dire qu’il n’en savait après tout rien. Évidemment qu’elles acceptaient. Pour Shane, tant qu’il y avait de l’argent et l’occasion de faire un superbe feu d’artifice, tout allait bien. Et elle avait diablement envie de se faire les dents sur un nouveau corps. Elle ne serait sans doute pas raisonnable cette fois-là et extrairait bien plus que nécessaire, car l’inactivité lui convenait de moins en moins. De toutes les manières, après le passage de Shane, cela ne changerait plus grand-chose, autant qu’elle en profite. Il n’avait qu’à lui demander une photo, un nom et un tarif. Et pourquoi pas la nature de cette surprise dont il lui avait parlé. Ce « bonus ». Ou peu importait le nom qu’il lui avait donné. Mais il la devança, ce qui n’était pas une très bonne chose. Déjà, parce que Lullaby n’aimait pas forcément être interrompue dans son raisonnement ou contrariée dans ses plans. Ou encore … J'ose espérer aujourd'hui ne pas avoir le droit à ce numéro pathétique que tu m'as servi l'autre soir... Ainsi parlait l’homme qui s’était conduit comme le premier stripteaser venu. Comment, du même coup, éluder la question implicite sur son comportement à la fin de leur entrevue et rejeter la faute sur lui. Mécaniquement, la jeune femme levant la main pour aller effleurer le six tatoué sur sa nuque, sous le rideau de ses longs cheveux blonds. Sa part d’humanité était gravée ici, ou plutôt ce qui fut la tombe de celle-ci. Une piscine, un anniversaire, une noyade et sa rencontre avec Shane. Oh non, elle n’ignorait rien de ce qui l’avait amenée ici, elle était pleinement consciente de chaque pas, de chaque étape. Ce qui ne semblait pas être le cas de son commanditaire. Elle ne le regardait pas, elle l’avait suffisamment observé comme ça. Et ainsi parlait l’homme qui se croyait différent sans l’être. Sa pique avait manqué de style, de classe et de détachement. Oh non, il n’était pas l’égal de Lullaby. Il était … humain. Les longs doigts de la jeune femme commencèrent à pianoter sur la surface lisse et elle finit par dire : Nous allons devoir reconsidérer ce deal. Parce qu’il n’était pas celui dont elle se souvenait. Elle ne savait pas ce qui s’était produit, mais l’aura froide et glaciale de Nobody, cette présence troublante car palpable et en même temps évanescente s’était évanouie. Impassible, elle finit par tourner son regard froid vers lui. Pas une seconde elle ne douta. Elle recula d’un pas, avant de tourner les talons. Quel était ce délicat goût au fond de sa gorge ? C’était ce que l’on nommait « déception ».

Pourquoi la déception était-elle aussi vive ? Peut-être simplement qu’après toutes ces années passées en compagnie de Shane, à sillonner le monde et à ne voir que de l’humanité partout où son regard et son objectif se posaient, elle avait fini par perdre espoir et se dire qu’elles n’étaient que les deux seules de leur espèce. Jouer aves les humains était divertissant, ils suppliaient, ils hurlaient, ils pleuraient, ils flirtaient, ils aimaient, ils étaient envieux, jaloux, ambitieux, ils avaient des buts à leurs existences, factices ou réels. Mais ils vivaient, ils existaient, ce qu’elle ne faisait pas. Elle les enviait, ces créatures étranges qui respiraient en appréciant l’air gonflant leurs poumons. Alors savoir qu’elles n’étaient pas les seules dans ce cas avait quelque chose de réconfortant, peut-être une forme d’apaisement, de sécurité. Une curiosité également, de savoir comment lui appréhendait les choses, surtout après leur dernière discussion. Mais ces espoirs avaient été vains. Espoir … elle s’était prise à espérer. Elle aurait du se rendre compte de l’erreur qu’elle commettait. Espérer était une chose vaine dans son cas. Vide elle était, et vide elle resterait. Alors que lui, le « grand » Nemo Nobody avait un cœur battant dans sa cage thoracique. Non, il n’était pas à l’écart du monde comme elles, il pouvait se mêler aux autres personnes en toute quiétude, sans se sentir devenir cet étranger au milieu de la foule. La sensation était tellement amère qu’elle en fut surprise, si fort qu’elle fronça les sourcils. La placidité à toute épreuve de la blondinette venait de faiblir et c’était … intriguant. Attends … Elle voulait ignorer la voix de l’humain, mais s’arrêta cependant, sans le regarder. Son esprit philosophique expliquait cette attitude par le fait qu’elle voulait comprendre, savoir comment elle avait pu se tromper et quand la scission s’était effectuée. Avait-elle été progressive depuis leur toute première rencontre où il leur avait mis les bâtons dans les roues ? Ou était-elle récente et déchirante ? Y avait-il un moyen de mesurer son degré d’humanité ? De comprendre cette étrange mutation ? Ses doigts fourmillaient d’attraper son scalpel. Son esprit rationnel, quant à lui, la cloua sur place parce qu’elle n’avait pas de bonne raison de refuser ce deal et que Shane allait être très, très contrariée si elle la privait de feu d’artifice.

Elle releva son regard impassible vers lui. Il était différent, de façon indéniable. Ce charisme, cette aura froide avaient disparu, s’étaient éteints. Il n’était plus ce tueur de la mafia russe qui défrayait la chronique, il n’était qu’un homme ordinaire, que certaines trouveraient sans doute toujours séduisant, mais qui avait perdu tout l’intérêt qu’il aurait pu avoir pour la jeune femme dans ce sens-là. C’étaient des yeux scrutateurs, quasiment scientifiques qui observaient Nobody alors qu’il lui disait qu’il ne comprenait pas. Et elle donc … elle ne comprenait pas ce qui s’était cassé, quel dysfonctionnement de l’esprit avait soudain surgi chez cet homme. Beaucoup de philosophes auraient sans doute quelque explication, mais aucune de satisfaisante ne venait pour l’instant à l’esprit de la jeune femme. Il aurait sans doute fallu qu’elle fasse un tour du côté de Freud, l’honni, qu’elle exécrait de toute son âme, mais pour l’instant, elle ne le souhaitait pas. Doucement, elle fit basculer sa tête sur son épaule droite pour le détailler, comme pour prendre un nouvel angle qui lui donnerait un indice. Quand il commença à s’exprimer, la jeune femme ne bougea pas, mais se ferma encore plus, comme s’il avait une maladie contagieuse. Quand il finit par lui tourner le dos, c’était clairement du dégoût qui se peignit sur ses traits, l’espace d’un instant. Jusqu’à ce que l’envie ne la rattrape. Et la curiosité, malsaine. Elle ne put s’empêcher de toutefois noter que : Je ne vois pas à quoi ça sert exactement, mais il paraît que chez vous, c’est courant. Elle-même n’usait que très peu sa salive, sauf en cas de conversation philosophique passionnante, mais elles se faisaient plutôt rares, il fallait bien le dire. Elle resta un moment à contempler son dos, froide, avant de se mettre en mouvement.

Lentement, elle commença à faire le tour de Nemo, pour l’observer. Elle n’avait pas une mémoire photographique mais, en tant qu’artiste, elle avait l’œil pour pas mal de choses. Et il avait indéniablement changé. Elle n’était même plus sûre de ce qu’il donnerait sur un cliché alors qu’elle aurait réellement aimé figer son essence sur une photographie, juste pour voir ce que cela rendrait. Il aurait été différent, sans l’ombre d’un doute. Fixer l’absence de sentiments devait être impressionnant. Chose qu’elle ne pourrait plus faire. Comment cela s’est-il produit ? L’acier de son scalpel était apparu entre ses doigts. Pas menaçant, elle avait juste besoin d’en caresser la lame, une lueur indéfinissable au fond du regard. Tu comprends très bien, je n’ai aucun doute là-dessus. Tu ne veux simplement pas l’accepter. Il y avait une distance entre eux qu’elle avait mis, détonnant de leur première rencontre. Ses prunelles de glace le dévisageaient. Il y avait tellement de questions : pourquoi ? Comment ? Quand ? Qui ? Allait-il réellement revenir dans ce monde ? Qui es-tu ? finit-elle par demander. Parce qu’elle ne l’appellerait plus Nemo Nobody. Celui qui n’était personne, comme elle. Comme elles. Parce qu’il n’était plus. Ou du moins, parce qu’il était en train de s’effacer progressivement.