Les hurlements stridents poussés par sa mère, le désespoir qui vrillait dans l’air ; difficile de croire qu’un jour, ô combien lointain, l’amour avait uni ce foyer. Cassandra avait trouvé refuge contre le carrelage froid de la cuisine, les genoux rabattu contre sa poitrine. Loin au-dessus de sa tête tanguait une bouteille, en équilibre précaire sur la table. Du Johnnie Walker. Un si bon whisky, d’après son père. D’après le prix, aussi. Et c’était la cause de cette dispute affreuse. Après tout, le fléau de la récession économique pesait toujours sur Gotham. Sean, son frère aîné, vint s’asseoir à ses côtés, passant un bras autour des épaules de la petite fille qu’elle était alors. Murés dans un silence lugubre, ils attendirent que la tempête s’apaisât. En admettant qu’elle le fît un jour.
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Dans la pénombre de la chambre des enfants, Cassandra pouvait percevoir le son de la télé, devant laquelle son père s’était probablement endormi dans un songe lourd d’ivresse. Le schéma est devenu son quotidien depuis longtemps, déjà. Depuis le départ de sa mère. Elle ne saurait dire quand. Elle savait juste que son enfance s’était achevée à cet instant précis ; un matin, elle était là et le lendemain, elle ne l’était plus. Sans un regard en arrière. Sans un regard pour eux. Le regard vide, elle fixait le mur décrépi. Elle songeait vaguement au jour où, enfin, elle pourrait sortir de ce trou à rat.
« Hé, sœurette. »
Sean pénètre à pas de loup dans la chambre et s’assied en face d’elle. Si elle entrait de plein pied dans la pré adolescence, il était, quant à lui, pratiquement adulte. Elle se demandait encore pourquoi il restait sous ce toit, alors qu’il pourrait plutôt prendre une chambre universitaire, tout bêtement. Non, elle ne se demandait pas pourquoi, mais plutôt comment trouvait-il la force pour rester ici. Comment pouvait-elle être cette force. Mais il lui avait promis que, un jour, ils partiraient tous les deux. Elle pourrait poursuivre ses études tranquilles et lui prendrait soin d’elle. Ils seraient heureux. L’idée de quitter son père la réjouissait et l’attristait à la fois. Quitter l’âcre odeur de l’autodestruction, c’était l’abandonner, le livrer à son sort. Qu’y pouvait-elle ?
Sean, comme toujours, s’efforçait de la tirer de ses sombres pensées. Elle a douze ans, et la légende de Batman grandit sur Gotham. Les deux frangins l’admirent et espèrent. Ils ont moins peur. Ils croient en un avenir meilleur. Il nous arrivera rien, pensent-ils. Batman nous sauvera de toute façon. Et quand le sommeil vient enfin pour Cassandra, elle plonge dans des songes rocambolesques, où les aventures se succèdent, où elle assiste Batman dans ses quêtes et combat le crime avec brio.
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Cassandra a seize ans. Elle contemplait les rues désertes sous les trombes d’eau, droite comme un « i », les épaules affaissées. La pluie diluait les larmes sur son visage. Sean n’était plus là.
Cela faisait quelques années, déjà, que Sean arrondissait ses fins de mois en menant quelques activités malhonnêtes. Cassandra s’y était toujours opposée, tant par droiture que par crainte qu’il n’arrivât quelque chose à son frère. Elle avait même emménagé chez lui, ne voulant plus voir son père s’enfoncer toujours plus dans son lent processus d’autodestruction. Et, il lui avait promis ; un dernier boulot, et il raccrochait. Juste un. Et il n’était pas revenu.
« Où es-tu ? »
Simple murmure aux ténèbres perdu dans le fracas de l’orage qui s’abattait sur Gotham, question sans réponse qui ne s’adressait pas uniquement à son frère... Elle n’avait jamais cru en la trahison de Batman. Elle n’avait jamais cru à cette histoire à dormir debout ; Batman comme Dent avaient agi dans le but de sauver Gotham, après tout. Mais où était-il aujourd’hui, quand elle avait besoin de lui ?
« Où es-tu ?! »
Et le murmure devint hurlement qui se perd dans le grondement du tonnerre, ses poings serrés jusqu’à ce qu’elle eût mal aux articulations, la gorge nouée par le désespoir. Les rues de Gotham étaient peut-être plus sûres, mais elles n’étaient pas encore exempts de criminalité, loin de là. Et si Batman n’était plus ce symbole, alors elle ferait tout pour le devenir elle-même. Et, n’importe quoi pour retrouver Sean.
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Transformation.
Un processus qu’elle opérait depuis quelques années déjà. Et elle en était de plus en plus fière, car chaque mois qui passait rendait Batgirl plus impressionnante, plus forte, plus sophistiquée. Elle se sentait envahie par un sentiment d’accomplissement certain, en ayant achevé ce personnage, ce symbole qui constituait ses virées nocturnes.
La journée, elle était cette fille du commun, cette serveuse au café qui rêvait encore et toujours d’une vie meilleure ; celle où elle aurait obtenu une bourse ou fait un emprunt pour poursuivre ses études au campus. Cheveux lissés (la plupart du temps), d’un brun plutôt sage. Minois félin et expressif avec un teint un peu pâle. Des yeux d’un bleu lumineux et un sourire narquois au coin des lèvres… Des lèvres qu’elle ne paraît jamais de vernis, prétendant qu’elle n’aimait pas son sourire (et c’était vrai, elle n’aime pas du tout ses dents), mais qui en fait servait à bien les différencier des lèvres rouge éclatant de Batgirl. Par contre, le fond de teint permet de dissimuler ses taches de rousseur, qui, plutôt caractéristiques, auraient pu contribuer à la reconnaître. Or, si Cassandra prenait garde à son apparence, c’était avant tout pour ne pas être démasquée.
Tout était dans le look, un peu rock, qu’elle s’appliquait à se donner, ces gestes plus décontractés et peu précis. Une attitude totalement contraire à celle de son personnage nocturne. Batgirl, c’est de joliee boucles brunes, un rouge à lèvre pétant pour unique maquillage, et des lentilles sagement modifiées par ses soins pour obscurcir son regard. Elle n’apportait guère plus d’attention que ça à la sophistication d’un maquillage, peu désireuse de perdre trop de temps quand Gotham nécessitait ses talents.
Batgirl, elle la fixait dans le miroir en cet instant, plus sûre, plus dure aussi que Cassandra Cain. Son alias avait quelque chose de plus sombre, aussi. Tout de noire vêtue, dans une combinaison de cuir renforcé confectionnée par ses soins – bien moins élaborée que le matériel militaire de son idole, il fallait dire aussi – et munie de multiples couteux, c’était une créature agile à la précision létale. La journée, elle n’était que l’ombre de ce qu’elle était vraiment, finalement, le rôle de Batgirl lui semblant bien plus naturel dans ses gestes et ses répliques qu’elle-même.
Ceinture bouclée, dernière lame de jet bien rangée dans son étui, la voilà fin prête.
Agile comme un félin, elle s’échappa par la fenêtre du petit appartement en prenant garde à ne pas se faire repérer.
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Le café où elle travaillait – et où les répliques cinglantes qu’elle laissait parfois échapper étaient devenu célèbres – était désert. Normal, pour un dimanche matin sur le campus. Cassandra aimait cet horaire, pour la simple et bonne raison qu’elle profitait de cet isolement pour s’occuper des choses qu’elle n’avait jamais le temps de faire – recoudre un morceau de costume, chercher du matériel sur internet ou encore, en l’occurrence, élaborer de nouveaux gadgets – et elle griffonnait avec tant d’ardeur son plan avec des annotations de toutes part qu’elle n’entendit pas la cloche de la porte d’entrée.
« Eh bien, ‘Sandra, aurais-tu décidé de reprendre tes études ? Tu m’as l’air bien appliquée ! »
Elle sursauté et, d’instinct, avait porté la main à sa botte où un poignard était caché. Le réflexe avait fugacement crispé ses traits en une expression impitoyable, tout aussi vite remplacé par un soulagement. Elle porta sa main à sa poitrine comme pour en calmer les battements et feignit un sourire :
« Jill, tu m’as fait peur. »
Mais ce n’était pas grave, ce n’était que Jill. La personne à laquelle elle racontait toutes ses aventures nocturnes, sa meilleure amie, sa petite protégée, son jardin secret. Celle avec qui elle s’était terrée lorsque Bane avait pris le contrôle de Gotham, non pas pour se protéger elle, mais parce qu’elle craignait trop qu’il arrivât quelque chose avec son amie, menant une lutte clandestine bien plus discrète pour venir en aide à la population. Celle qui s’était réjouie avec elle lors de la réapparition de Batman, qui avait fixé l’écran avec un œil avide. Celle qui avait, tout comme elle, pleuré la disparition du héros et acclamé, encore, son retour. Celle qui faisait des théories farfelues sur sa rencontre avec l’homme chauve-souris et qui soufflait sur les braises de son espoir quand elle désespérait de retrouver Sean.
« Quoi de neuf, miss ? »
Cassandra fronça les sourcils, visiblement agacée.
« Il m’a encore échappée et narguée, ce salaud. »
Jill lui adressa un sourire contrit. Sa confidente savait pertinemment n’avait pas besoin de précisions pour savoir que le puzzle s’était encore moqué d’elle. Dans le but de lui remonter le moral, elle posa sur la table un sac, en déclarant que c’était les emplettes qu’elle avait fait pour elle. À l’intérieur, c’était encore mieux que Noël, toutes ces pièces que son amie avait pu récolter pour qu’elle pût perfectionner un peu son équipement. Bien entendu, petit brin de génie qu’elle était ferait en sorte que personne ne pût remonter jusqu’à son amie, qui avait déjà bien assez d’ennuis comme ça.
La petite Jill, tous les sens à l’affût, montait la garde à sa façon, tandis que les rares personnes qui passaient au-dehors auraient la simple impression de voir deux amies parler au-dessus d’une tasse de cappuccino, sans se douter que leurs propos n’avaient rien à voir avec les drames des jeunes années.